association des amis de la civilisation hittite
Dansle corpus de textes provenant de Boğazköy et relatif aux mythologies étrangères, le cycle de Kumarbi représente l’ensemble le plus important mentionné par E. Laroche (voir infra). Il s’agit de récits d’origine hourrite, «transcrits» en hittite, d’après des originaux hourrites inconnus.
Les deux premiers récits à avoir été édités furent le chant de Kumarbi et le chant d’Ullikummi (E. Forrer, 1936; H. G. Güterbock, 1946-47) et traduit en anglais par A. Goëtze (1955). Güterbock présenta en 1961 une édition définitive du chant d’Ullikummi. Depuis, grâce aux travaux de H. G. Güterbock (1971), E. Laroche (1971), J. Siegelova (1971), H. A. Hoffner (1990), de nouveaux récits fragmentaires ont pu être rattachés à ce cycle. On renverra aussi à l’ouvrage de V. Haas (1994: 82-90; 96-98).
L’ordre proposé pour les chants qui composent ce cycle est le suivant, selon H. A. Hoffner (loc. cit.: 39), le dernier éditeur du texte:
1. Le chant de Kumarbi (texte 14 = CTH 344)
2. Le chant de LAMMA (texte 15 = CTH. 343, «La royauté du dieu KAL»)
3. Le chant de L’Argent personnifié (texte 16)
4. Le chant de Hedammu (texte 17 = CTH. 348)
5. Le chant d’Ullikummi (texte 18 = CTH. 345)
Nous ne savons pas combien de chants pouvaient composer le cycle et H. A. Hoffner considère que les fragments cités par Laroche (CTH 346 et 350), nommés Fragments du cycle de Kumarbi et Fragments nommant Ishtar, appartiennent sans doute à ce cycle (Hoffner, loc. cit.: 60, n°1).
De nombreux auteurs frappés par les similitudes multiples entre le cycle de Kumarbi et la Théogonie d’Hésiode ont proposé des analyses intéressantes à ce sujet. On renverra à la bibliographie de H. A. Hoffner pour les études les plus importantes (Hoffner, loc. cit.: 40 à laquelle on ajoutera J. Duchemin (1995).
Le thème central du cycle est la lutte entre Kumarbi et Teshub pour la souveraineté sur les dieux. Le premier chant est une théomachie suivi d’une théogonie. Ce chant étant l’un de ceux qui contiennent le plus d’éléments analogues à la Théogonie d’Hésiode, nous n’aborderons dans cet article que le chant de Kumarbi et ses similitudes avec le texte grec.
D’après le travail de H.A. Hoffner (loc. cit. 40-43), voici la traduction française que nous proposons de ce chant, jusqu’au moment où Kumarbi prend la place d’Anu (le dieu du ciel) sur le trône divin. Le texte débute par une invocation aux «dieux antiques», à qui le cycle entier est dédié:
§1 (A i 1-4)... qui sont les dieux antiques, que les [...], dieux importants écoutent: Nara, Napshara, Minki, (et) Ammunki! Qu’Ammezzadu écoute! Qu’[... et ...], le Père et la Mère de [...] écoutent!
§2(A i 5-11) Qu’[... et ...], le Père et la Mère d’Isharra, écoutent! Ellil et Ninlil, qui [au-dessous] et au-dessus (sont) les importantes et puissantes divinités, [...] et ... , qu’ils écoutent! Il y a longtemps, lors des âges antérieurs, Alalu était roi aux cieux. Alalu était assis sur le trône, et le puissant Anu, le premier des dieux, se tenait devant lui. Il se prosternait aux pieds (d’Alalu) et lui offrait la coupe en main.
§3(A i 12-17) Pendant neuf ans, Alalu fut roi aux cieux. La neuvième année, Anu livra bataille à Alalu et le vainquit. Alalu s’enfuit de devant lui et prit le chemin de la Terre Sombre. Il prit le chemin de la Terre Sombre et Anu s’assit sur le trône. Anu occupait le trône divin et l’important Kumarbi lui présentait la boisson. (Kumarbi) se prosternait à ses pieds et lui offrait la coupe en main.
§4(A i 18-24) Pendant neuf ans, Anu fut roi aux cieux. La neuvième année, Anu livra bataille à Kumarbi. Kumarbi, progéniture d’Alalu, livra bataille à Anu. (Lorsqu’)il ne put supporter davantage (l’éclat?) des yeux de Kumarbi, Anu se dégagea de ses mains et s’enfuit. Il s’envola vers le ciel, (mais) Kumarbi se précipita après lui, saisit Anu par les pieds/jambes, et le précipita du ciel.
§5(A i 25-29) (Kumarbi) mordit les «reins» (d’Anu), et sa «virilité» se mélangea avec l’intérieur de Kumarbi comme le bronze. Quand Kumarbi eut avalé la «virilité» d’Anu, il se réjouit et rit bruyamment. Anu tournant autour dit à Kumarbi: «Te réjouis-tu en toi-même parce que tu as avalé ma "virilité"?
§6(A i 30-36) Arrête de te réjouir en toi-même! J’ai déposé en toi un lourd fardeau. Premièrement, je t’ai imprégné du noble dieu de l’orage (= Teshub). Deuxièmement, je t’ai imprégné de l’irrésistible Fleuve Tigre (= Aranzah). Troisièmement, je t’ai imprégné du noble Tashmishu. Trois terribles dieux que j’ai placés en toi, tels de lourds fardeaux. Dans l’avenir tu finiras par frapper les pierres du Mont Tassa avec la tête!»
§7(A i 37-41) Ayant dit ces mots, Anu s’éleva au ciel et s’y cacha. Kumarbi, le sage roi, cracha ce qu’il avait dans la bouche. Il cracha de sa bouche salive (?) et [semence] mélangées. Ce que Kumarbi cracha, Mont Kanzurra [... passé] l’épouvantable [...].
La suite du texte étant trop fragmentaire, nous résumons la traduction de H. A. Hoffner (de §8 à §24): Kumarbi se rendit à la ville de Nippur et s’assit sur le trône. Après sept mois de «gestation» dans le corps de Kumarbi, plusieurs dieux essayèrent d’en sortir. Le texte mentionne les dieux A.GILIM, Suwaliyat (?), et KA.ZAL, qui lui, sortit par le crâne de Kumarbi. Ce dernier, avec l’aide d’Ea (?), voulut dévorer Teshub toujours en lui. Mais apparemment une pierre (basalte) prit la place de Teshub, et blessa la bouche et les dents de Kumarbi, qui la jeta et ordonna aux hommes (riches et pauvres) de lui offrir des sacrifices de bétail ou de miel.
Dans le paragraphe 16, à son tour, Teshub, aidé par des «sages-femmes», sortit à la «bonne place». Les déesses du destin obturèrent le passage «comme si elles voulaient recoudre la déchirure d’un vêtement». Dans le paragraphe 17, elles aidèrent à la naissance du Mont Kanzurra (issu du corps de Kumarbi?) qui sortit lui aussi à la «bonne place».
Dans le paragraphe 19, Teshub complote avec d’autres dieux et voulut maudire Ea, mais son taureau Sheri essaya de l’en dissuader (pour ne pas avoir Ea comme ennemi dans l’avenir?). Notons que dans ces passages, Ea et Anu jouent un rôle particulier: l’un semble dans le camp de Teshub, l’autre dans celui de Kumarbi.
Dans le paragraphe 23 un chariot personnifié est mentionné (?). puis la déesse-Terre, au dixième mois, mit au monde deux enfants. Bien que la fin du chant soit perdue tout le monde est d’accord pour dire qu’à la fin de la tablette, on trouve Teshub comme «roi des dieux».
En rapprochant le texte hittite de la Théogonie d’Hésiode, nous pouvons formuler ces quelques remarques:
- Le thème commun de la lutte des dieux pour le pouvoir suprême se termine par la victoire de la jeune génération (Teshub dans le récit hittite et Zeus chez Hésiode).
- L’invocation aux dieux antiques dans le texte hittite peut-être rapprochée de l’Hymne aux Muses Héliconiennes d’Hésiode.
- La succession des dieux sur le trône est différente entre les deux textes: d’un coté nous avons Alalu, Anu, Kumarbi, Teshub, et de l’autre, la séquence Ouranos, Kronos, Zeus. On peut donc constater qu’il y a un élément en moins dans la séquence grecque, qui semble être Alalu. Selon O. R. Gurney, Alalu représenterait une génération plus ancienne, inconnue d’Hésiode (Gurney, 1990: 159). Pour J. Duchemin, au contraire, Alalu et Anu se seraient fondus dans la seule personne d’Ouranos (1995: 87, n. 2). Il est par ailleurs remarquable qu’Anu comme Ouranos, après avoir été tous deux détrônés, continuent à jouer un certain rôle, comme conseillers auprès du nouveau souverain du panthéon (Duchemin, 1995: passim). Mais la succession des dieux dans le texte grec se fait suivant l’ordre naturel des générations (grand-père, père, fils), alors que dans le texte hittite, la séquence des souverains divins est une alternance de deux lignages concurrents (Hoffner, loc. cit.: 38-39). Kumarbi étant le fils D’Alalu et non d’Anu (et Teshub le fils d’Anu et de Kumarbi).
- Le motif de la castration et de la naissance des dieux qui en résulte, sont dans les deux cas analogues par plusieurs aspects: dans le mythe hittite, Kumarbi, après avoir avalé la «virilité» d’Anu va engendrer plusieurs dieux (voir supra). Dans le mythe grec, Kronos castre Ouranos et de cet acte vont naître plusieurs divinités (Aphrodite, les Erynies, les Géants, les Nymphes Méliennes). Cependant on observe une différence dans le mode de castration: Kumarbi mord et avale le sexe d’Anu, alors que chez Hésiode, Kronos utilise une serpe (dentée) et jette ensuite les «organes génitaux» de son père derrière lui. Kumarbi cracha un peu de «salive et de semence mélangées» sur le Mont Kanzurra, ce qui est vraisemblablement à l’origine des dieux Tashmishu et Aranzah. Mais Kumarbi garde en lui une partie de la «virilité» d’Anu, d’où naîtront plusieurs autres divinités (voir supra). Cette gestation dans le ventre de Kumarbi a son répondant dans la mythologie grecque, puisque Kronos avale ses enfants avant de les «rendre».
- Kumarbi sans doute avale une pierre croyant dévorer Teshub, de même que Kronos, dans le texte d’Hésiode, avale une pierre à la place de Zeus. Ces pierres qui ont servi de substituts seront ensuite honorées aussi bien dans le récit hittite, que dans la tradition grecque.
- Comme nous l’avons vu, Kumarbi garde en gestation dans son propre corps plusieurs de ces enfants, qui «naîtront» par différents endroits du corps de leur père. Comme Zeus donna naissance à Athéna et Dionysos, qui sortirent l’une par la tête, l’autre par la cuisse. Tous deux étant restés plusieurs mois en «gestation» dans le corps de leur père selon Hésiode et d’autres traditions grecques.
Il s’avère donc de ce rapprochement rapide, qu’il existe des analogies surprenantes (et des divergences non moins riches d’intérêt) entre le mythe hittite et la tradition hésiodique. On pourrait faire les mêmes constatations entre les autres chants du cycle et la Théogonie d’Hésiode. En particulier on peut rapprocher certains aspects du chant d’Ullikummi avec la Titanomachie décrite par Hésiode et la Gigantomachie développée chez d’autres auteurs grecs.