association des amis de la civilisation hittite
Au moment où les Hittites envahissent la vallée de l’Amqu, un roi d’Égypte meurt; sa veuve écrit à Šuppiluliuma, le souverain hittite, pour lui demander un successeur.
Cet événement exceptionnel, connu par des documents hittites et égyptiens, est particulièrement bien attesté. Néanmoins, le problème historique lié à l’identité du roi défunt mérite un examen détaillé.
Le cadre historique de cet événement est illustré par la troisième guerre syrienne et la fin de la puissance mitanienne. En effet, alors que le royaume du Mitanni avait été partagé entre les Assyriens et les Hittites qui contrôlaient maintenant le Levant jusqu’à Qadeš (sur l’Oronte), l’incursion de ces derniers dans la vallée de l’Amqu provoque une réaction égyptienne. Le Mitanni, humilié mais encore puissant, cherche à prendre sa revanche.
C’est en 1354 que commence les hostilités: une armée égyptienne se dirige vers Qadeš alors que les Mitanniens attaquent les troupes hittites qui surveillent Karkemiš. Cette ville n’avait en effet pas été conquise lors de la dernière campagne de Šuppiluliuma.
Une armée hittite commandée par le fils de Šuppiluliuma, Telebinu, se porte donc à la rencontre des Mitanniens et pacifie rapidement cette région, sauf la ville de Karkemiš.
Cependant, Telebinu, qui exerçait alors des fonctions de prêtre à Kummani, dut accomplir les devoirs de sa charge et laissa le commandement au général Luppakki. Estimant le moment favorable, les Mitanniens en profitèrent pour reprendre du terrain. Pendant ce temps, l’Égypte passait à l’attaque et c’est peut-être alors que se révoltèrent les pays de Kinza et de Nuhaši.
La situation était sérieuse et risquait d’aboutir à un soulèvement général de la Syrie. C’est pourquoi Šuppiluliuma décida d’intervenir sans plus tarder. Ainsi, une nouvelle armée, placée sous le commandement conjoint du prince héritier Arnuwanda et de Zida fut rassemblée à Tegarwa. Le siège fut mis devant Karkemiš où arriva Šuppiluliuma. En même temps, une autre colonne confiée à Luppakki et Tarhunda-Zalma se dirigea contre les Égyptiens qui évacuèrent Kinza. Ainsi, les Hittites pénétrèrent à nouveau dans l’Amqu.
Selon les annales hittites, Šuppiluliuma préparait l’assaut de Karkemiš lorsqu’il reçut d’un émissaire égyptien des nouvelles stupéfiantes venues de la veuve d’un pharaon. D’après les Actes de Šuppiluliuma, la reine demandait au roi des Hittites un de ses fils comme époux et comme nouveau pharaon: «mon époux est mort et je n’ai pas de fils. On dit que tu as de nombreux fils. Envoie-moi un de tes fils, qu’il devienne mon époux». Šuppiluliuma s’écria devant les notables qu’une telle chose ne lui était jamais arrivée; aussi, l’occasion était belle d’élever un prince hittite à la dignité de pharaon. Cependant, craignant un piège, il préféra envoyer un chambellan en Égypte afin de sonder la sincérité des propositions de la reine. En attendant, il poussa activement le siège de Karkemiš qui tomba au bout de huit jours puis retourna passer l’hiver dans sa capitale Hattuša.
Au début de l’année suivante, le chambellan était de retour avec un dignitaire égyptien et une lettre indignée de la reine du fait des hésitations du roi hittite: «Pourquoi as-tu dit de la sorte "ils me trompent"? Si j’avais un fils, aurais-je écrit à ma honte et à celle de mon pays à une nation étrangère? Tu n’as pas cru et tu m’as même parlé de la sorte. Celui qui était mon mari est mort. Je n’ai pas de fils! jamais je ne prendrai un de mes serviteurs pour en faire mon mari! Je n’ai écrit à aucune autre nation, je n’ai écrit qu’à toi. On a dit que tes fils étaient nombreux, donne-moi donc un de tes fils! Pour moi, il sera un mari, mais en Égypte, il sera roi.».
Après avoir reçu cette deuxième lettre, Šuppiluliuma s’inclina; il envoya son fils Zannanza qui ne parvint jamais à destination; en effet, il aurait été assassiné en chemin, sans doute à l’instigation d’Aÿ qui légitimait ainsi son usurpation en épousant la reine veuve. On sait cependant que Šuppiluliuma riposta par une nouvelle attaque de l’Amqu, dont le seul résultat notable fut de répandre la peste parmi les troupes hittites qui contaminèrent à leur retour tout le pays. L’épidémie devait alors sévir pendant plusieurs années, comme le montrent les prières du successeur de Šuppiluliuma, Mursili II, suppliant les dieux de l’arrêter. Ce fléau semblait être pour lui une punition infligée aux Hittites qui avaient violé le traité de Kurustama en pénétrant dans le territoire égyptien.
Mais pour en revenir à la conversation entre le dignitaire égyptien et le roi hittite, il existe une tablette qui en conserve ces mots: «Nibkhurureya, qui était notre souverain est mort. Il n’a pas de fils. L’épouse de notre souverain est seule. Nous cherchons un fils de votre seigneur pour en faire le roi en Égypte, et pour la femme, notre dame, nous lui cherchons un mari».
Dans l’une des prières où Mursili II cherche à savoir qui a mécontenté les dieux au point d’envoyer la peste dans son pays, il est dit que Šuppiluliuma a effectivement donné un de ses fils et que les Égyptiens l’ont emmené et l’ont tué. Le nom de ce prince est inconnu; celui de Zannanza qu’on lui donne habituellement n’est attesté que par un fragment de tablette, très abîmée, où il est question du meurtre d’un personnage appelé Zannanza, meurtre sur lequel se lamente Šuppiluliuma. Cependant, il n’est dit nulle part que c’est son fils. L’Égypte est impliquée dans le meurtre, mais aucun rapport n’est établi entre ce drame et l’envoi du mari à la reine d’Égypte. Šuppiluliuma reproche seulement aux Égyptiens d’avoir attaqué la frontière de son pays alors que lui n’avait rien tenté.
Peut-être, alors, s’agit-il de l’attaque contre Qadeš, que l’on situe vers 1300, à une date antérieure à celle de la lettre de la reine. Ce qui est sûr est que le roi hittite entre en colère et se rend en une région soumise à l’Égypte afin d’attaquer ce pays et écrase l’armée égyptienne. Pour Mursili II, c’est là la faute qui a provoqué la peste car, se faisant, Šuppiluliuma a enfreint ce vieux traité de paix entre les deux pays.
Après avoir situé le contexte de cette enquête, il faut maintenant s’intéresser de plus près à l’hésitation portée sur l’identité du roi défunt.
Deux équivalences épigraphiques sont admises:
NEFERKHEREPURE comme nom de trône d’Akhenaton qui est égal à NAPKHURUREYA en transcription cunéiforme.
NEBKHEREPURE comme nom de trône de Toutankhamon qui est égal à NIBKHURUREYA en transcription cunéiforme.
Le premier problème est que dans les archives d’el-Amarna, il n’y a qu’une seule lettre du roi hittite Šuppiluliuma (EA 41) qui s’adresse à un pharaon peu après l’avènement de celui-ci. Or, le nom du destinataire est tronqué par le scribe en KHUREYA, ce qui transcrit sans doute KHEPERUREYA. Malheureusement, cet élément apparaît dans le nom d’Akhenaton et de tous ses successeurs jusqu’à Horemheb. On hésite donc à reconnaître entre Napkhurureya et Nibkhurureya, Akhenaton ou Toutankhamon.
Pour ce qui est de l’explication en faveur d’Akhenaton, on a dans une autre lettre d’Amarna (EA 9) envoyée par Burnaburiaš II, roi de Babylone, le nom de Nibkhurureya, c’est-à-dire Toutankhamon. Or le corpus amarnien est trop homogène pour placer cette lettre sous le règne de Toutankhamon. La lettre devrait donc appartenir au règne d’Akhenaton, ce qui veut dire que Nibkhurureya ne désigne pas seulement Toutankhamon mais aussi Akhenaton. L’équivalence entre Nibkhurureya et Nebkherepure (=Toutankhamon) n’est donc pas certaine.
L’autre problème est celui de la transcription du nom royal égyptien. C’est en effet une tâche difficile pour un scribe babylonien ou hittite, car la différence acoustique entre NAP- et NIB- est minime. La confusion entre deux noms si semblables peut donc se comprendre et selon une étude récente, les graphies cunéiformes n’imposent pas un nom plutôt qu’un autre. L’hésitation demeure donc entre Toutankhamon et Akhenaton.
L’explication en faveur de Toutankhamon porte enfin sur le parallélisme entre les informations tirées des documents hittites et celles contenues dans les lettres d’Amarna. Pourtant, les sources hittites donnent sur la suite des événements une information qui jette le trouble dans ce qu’on croyait clair. On sait qu’au moment de l’invasion de l’Amqu par les troupes de Šuppiluliuma, le roi d’Égypte meurt et que sa femme écrit au roi hittite pour lui demander un de ses fils comme époux et comme successeur sur le trône d’Égypte. Ce roi défunt s’appelait non pas Napkhurureya (Akhenaton), mais Nibkhurureya (Toutankhamon). Cela voudrait dire que l’Amqu aurait été envahi sous le règne de Toutankhamon. De fait, tout problème d’interprétation serait plus dynastique et chronologique que militaire. En effet, la période qui accompagne la mort d’Akhenaton est assez obscure pour rendre vraisemblables les démarches d’une mère sans héritier.
Déjà, le temps écoulé entre la mort de Toutankhamon et l’avènement d’Aÿ n’aurait pas suffi pour une telle démarche. Il y eut au moins deux voyages, d’el-Amarna à Karkemiš, puis d’el-Amarna à Hattuša, et entre ces deux voyages s’est écoulé l’hiver. Ce serait au retour de ce deuxième voyage que le prince hittite aurait été assassiné. On sait que le délai entre le décès d’un pharaon et sa mise au tombeau est de soixante-dix jours. Il est certain que les démarches auprès de Šuppiluliuma ont dépassé cette durée, car l’enterrement de Toutankhamon a eu lieu entre la mi-mars et la fin avril selon le témoignage des fleurs et des fruits trouvés dans sa tombe, de même que celui de deux oies migratrices dont le passage annuel correspond à cette saison. Le roi a dû mourir entre la mi-janvier et la mi-février. Cela signifie qu’entre la mort du roi et l’envoi de la lettre de la reine il se serait écoulé plus de six mois. C’est donc l’incursion hittite en Amqu et non la mort du roi qui a provoqué au premier chef cette lettre. Un atermoiement de six mois ne s’expliquerait guère devant un danger pressant. En outre, il n’y a pas de raison de supposer que le délai normal de soixante-dix jours entre la mort de Toutankhamon et son ensevelissement n’ait pas été respecté. Or une telle durée est beaucoup trop brève pour caser tous les événements entre l’incursion en Amqu et l’envoi du prince hittite. La prise de pouvoir d’Aÿ à la mort de Toutankhamon a donc pu être immédiate et Ankhesenamon, veuve du roi défunt, n’aurait alors sans doute pas eu l’autorité et l’indépendance face à l’éminence grise qu’était Aÿ pour entreprendre une telle démarche. Par contre, la confusion qui paraît exister à la fin du règne et au lendemain de la mort d’Akhenaton (indépendamment des informations hittites) offre à la démarche de la reine d’Egypte un contexte adéquat.
Cette reine est mentionnée dans les archives hittites sous le nom de DAKHAMUNZU, où l’on a reconnu depuis longtemps TA-HEMET-NESU, c'est-à-dire les mots égyptiens signifiant «l’épouse du roi», l’article –ta– soulignant qu’il s’agit de la reine par excellence. L’identité de la reine est incertaine. Trois noms sont cités: Merytaton, Kiya et Nefertiti. La seconde, «Tadukhepa la mitanienne», fille de Tušratta et qui était la femme d’Amenhotep III serait devenue l’épouse d’Amenhotep IV-Akhenaton sous le nom de Kiya (nom connu uniquement par les documents d’Amarna). C’est pour elle qu’avait été conçu le domaine dit «Maru-Aton» à Karnak, mais toutes ses inscriptions furent effacées et remplacées par celles de Merytaton.
Kiya eut donc une situation hiérarchique aussi haute que celle de Nefertiti mais subit une damnatio memoriae. Alors, comme Šuppiluliuma venait d’anéantir le royaume du Mitanni, cette princesse a pu être victime d’un bouleversement diplomatique.
Il n’y a donc guère de chances que Kiya ait survécu à l’effacement total de ses mouvements. De plus, elle n’a jamais eu le titre d’«épouse royale» (bien que Helck, au congrès de Turin en 1991, ait considéré qu’elle était, à la fin du règne, l’«épouse royale par excellence» et l’auteur de la lettre aux Hittites).
Pour ce qui est de Nefertiti, la femme d’Akhenaton, si l’on on suppose qu’elle vivait encore à la fin du règne de son mari sous le nom d’Ankheperure Neferneferuaton, alors son titre de TA-HEMET-NESU aurait pu être utilisé seul. Cela signifierait que tout en ayant des cartouches de roi (si c’est elle la reine-roi), elle était néanmoins d’abord la veuve de son mati.
Reste leur fille Merytaton, «grande épouse du roi», ce dernier étant très probablement son père et à ce titre, elle pourrait se dire sa veuve. Cependant, dans la correspondance internationale, son rôle est révélé en tant que «fille du roi» ou comme «souveraine» (littéralement: maîtresse). D’autre part, elle peut être aussi la femme de Smenkhkare si l’on considère que la titulature de Smenkhare Djeserkheperu retrouvée dans la tombe de Meryre II (chef de la police) est plus ancien que la mort d’Akhenaton, même si le style est amarnien. Cependant, la titulature de Smenkhare comprend deux anomalies: le nom est royal par son contenu mais insolite dans sa forme en tant que nom de naissance. Or, à part le cas du passage du nom d’Amenhotep IV à celui d’Akhenaton, il n’y a pas d’autre exemple d’un changement de nom de naissance en cours de règne. Le roi du nouveau couple de la tombe de Meryre II pourrait donc être le prince hittite: n’étant pas né en Égypte, il aurait reçu un nom égyptien qui n’était pas un nom de naissance. Le mariage aurait été prévu (ou même réalisé) entre lui et Merytaton et figuré un peu hâtivement.
Toute l’énigme reste donc entière, et cette longue et difficile enquête ne dit pas de quel prince hittite il s’agissait, pour quelle veuve égyptienne il était voué après la mort d’un pharaon inconnu.
Seule l’exposition des hypothèses peut, à défaut de certitude, éclairer cette mystérieuse lettre aux Hittites.