Aerial view of Hattusa (Bogazkoy)

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Sharruma holding King Tudhaliya IV (relief from Yazilikaya)

LA MER DANS LA RELIGION HITTITE

par Michel Mazoyer, Paris.

L’étymologie du mot désignant la mer en hittite aruna- est incertaine. Une origine hatti avec une relation avec le mot *arinna- "source,fontaine" est possible, mais reste hypothétique. Le mot, qui désignait à l’origine une étendue d’eau non salée, aurait été utilisé ensuite par les Hattis pour désigner la mer. Le mot aruna- peut désigner encore en hittite une étendue d’eau non salée, un grand lac par exemple. De sorte qu’il n’y a pas de délimitation nette entre l’eau de mer et l’eau douce, les animaux marins et les animaux terrestre (RLA Bd.8 : 3).

Une origine indo-européenne a également été envisagée pour aruna-. Dans ce cas, le mot n’aurait aucune relation avec *arinna-, qui n’est sans doute pas d’origine indo-européenne, et serait issu issu du radical IE *er-, *or- "remuer", attesté par exemple dans l’avestique aurva(nt-) "rapide" et auruna- "sauvage, violent" ou le védique arna-, arnava- "houle, flot, mer" (Puhvel, HED 1 : 178 s.).

Le terme aruna- peut désigner les mers réelles qui entourent le pays hittite (la Mer Noire, la Mer Égée, la Méditerranée), sans qu’elles soient différenciées, et la Mer Cosmogonique qui entoure le monde (RLA Bd. 8 : 3-4). Cette dernière est une divinité masculine, qui a pour mère Kamrusepa, la déesse de la magie et pour fille Hatépinu, qui symbolise les eaux courante (dans les textes hourrites Sertapsuruhi). Comme certaines divinités, elle dispose d’un Vizir (Impullari). Elle est dotée de sentiments humains, prompte à défendre ses intérêts et pourvue d’une force exceptionnelle. Elle est de taille gigantesque. Aussi peut-on expliquer qu’elle soit appelée la "Grande Mer, l’Océan" (salli-/GAL aruna-), quoique l’ expression puisse servir à désigner occasionnellement la Méditerranée. Comme le ciel, elle se trouve à une distance considérable de la terre, qui pourrait être symbolisée dans les textes par le chiffre neuf : le dieu de l’Orage de Nérik, quand il abandonne sa ville sanctuaire, descend sur le bord des "Neuf Mers" et sur le rivage du fleuve Nakkiliata; d’une façon analogue, l’échelle qui mène de la terre au ciel a neuf marches (Masson, 1991 : 192). Mais on peut avancer aussi l’hypothèse que la Mer Cosmogonique est formée de neuf mers, de même que le Fleuve Océan, dans la mythologie grecque, est formée de neuf anneaux (Hésiode, Théogonie, 790-791).

La Mer Cosmogonique joue un rôle important dans les textes mythologiques. Le Mythe de Télipinu et de la Fille de l’Océan, et le Mythe de la Disparition du Soleil racontent la disparition du Soleil au fond de la Mer (seul le premier texte mentionne l’épithète GAL "grand") et les tentatives des dieux pour le retrouver. Dans le premier mythe, Télipinu envoyé par son père, le dieu de l’Orage, au fond de la Grande Mer, ramène le Soleil et enlève Hatépinu, la fille de la Grande Mer, dont il fait sa femme. Dans le second mythe, les tentatives des dieux pour retrouver le Soleil sont un échec. L’enlèvement du Soleil par la Mer est sans doute inspiré par la croyance que le soleil se couche dans la mer, comme le suggère le rituel kizzouvatnien d’Amihatna, qui parle d’une divinité solaire dans l’eau (KBo 5. 2, II 13-14). La Mer Cosmogonique apparaît surtout dans les mythes hourrites, par exemple dans le Mythe de Hédammu et dans Le Songe de Ullikummi. Dans le premier texte, le serpent Hédammu, l’ennemi de Tesub, le souverain du panthéon, a été enfanté par Kumarbi et Sertapsuruhi, la fille de la Mer. Il vit dans la Mer et se développe à une vitesse considérable, dévorant des milliers d’animaux. C’est dans la Mer aussi que se développe Ullikummi, grandissant continuellement, comme un monstre de pierre menaçant Tesub. Cependant dans ce dernier mythe, la mer évoquée peut être la Méditerranée (Popko, 1995 : 125-126).

Différents éléments semblent indiquer que le "Monde souterrain" (les Enfers) se situe dans la Mer Cosmogonique. Dans un rituel de fondation, en effet, le Trône envoie l’aigle vers la Mer, lui demandant de bien regarder qui se trouve dans la forêt verte. Et celui-ci, de retour, répond que Isdustaya et Papaya les déesses infernales s’y tiennent agenouillées et qu’elles filent les années du roi (KUB 29 1, II 1-10). Par ailleurs, dans la Mer, comme dans la "terre noire" du "Monde Souterrain", se trouve un chaudron de cuivre destiné à recevoir les impuretés (KUB 33. 66, Ro II 9 s.). Au cours des rituels de purification, on envoie les impuretés dans la Mer, comme dans le "Monde Souterrain" (KBo 12.94, 5-9; KUB 17.10, IV 8-19).

La Mer, comme les Montagnes ou les Flots, par exemple, peut servir de refuge à un dieu irrité (RLA Bd. 8 : 5). Ainsi le dieu de l’Orage de Nérik, irrité par les crimes commis par les humains, quitte sa ville cultuelle, disparaît dans une fosse (hattessar) et se réfugie auprès des "Neufs Mers", comme nous l’avons indiqué précédemment. On a recours alors à des rituels pour faire rentrer la divinité irritée. Les prêtres se rendent à Nérik et à Lala pour effectuer des sacrifices dans la fosse où il a disparu.

La Mern’est pas mentionnée dans les listes canoniques. Mais elle est honorée dans certains rituels. Dans le rituel KUB 17.20, on offre un mouton à la Grande Mer, comme au Tigre et aux Rivières du pays hatti; dans le rituel, IBoT III 16+ où on honore la Grande Mer, le texte commence ainsi : "Quand pour la Grande Mer, le dieu Santa (DAMAR.UTU) et tous les dieux, on célèbre la fête x, on prend ceci : x moutons, x miches de pain et x pots de bière" Au cours de ce rituel on fait aussi des sacrifices à l’énigmatique mer tarmana- (Popko, 1987 : 252-262; Haas, 1994 : 467).

A partir de Suppiluliuma I (fin du XIVème av. J.C.), la Mer, souvent accompagnée de l’épithète salli-/GAL, est mentionnée à la fin des listes des dieux témoins, parmi les éléments naturels. Dans le Traité de Suppiluliuma I et de Huqqana, la Grande Merest citée après les Montagnes, les Rivières, les Sources, les Nuages et la Terre (KBo 5. 3+, 58-59). Dans la Tablette de Bronze, qui mentionne le traité entre Tudhaliya IV et Kurunta de Tarhuntassa, elle figure après le Ciel, la Terre et devant les Montagnes, les Rivières et les Sources du pays Hatti et du pays de Tarhuntassa (Bo 86/299, IV 3-4).


BIBLIOGRAPHIE

  • Haas (1994), Geschichte der hethitischen Religion, Handbuch der Orientalistik. 1. Abteilung. Der Nahe und Mittlere Osten, 15. Bd., = Handbook of Oriental studies, The Near and Middle East, Leiden-New York-Köln.
  • Masson E. (1991), Le combat pour l’éternité, Paris.
  • Popko M. (1987), Hethitische Rituale für das Grosse Meer, AoF 14, pp. 255-259.
  • Popko M. (1995), Religions of Asia Minor, Warsaw.
  • Wilhelm G. (1994), Meer.B. Bei den Hethitern, RLA Bd. 8, pp. 3-5.