Aerial view of Hattusa (Bogazkoy)

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Sharruma holding King Tudhaliya IV (relief from Yazilikaya)

KANIŠ, UN COMPTOIR COMMERCIAL ASSYRIEN EN ANATOLIE

par Cécile Michel, Paris.

Au début du second millénaire av. J-C., les Assyriens, habitants de la cité-Etat d’Assur, en Haute Mésopotamie, organisent des échanges intensifs avec l’Asie Mineure et y installent des comptoirs commerciaux dont l’office central se trouve à Kaniš, au cœur de l’Anatolie. La ville d’Assur n’a livré que très peu de documents écrits pour la première moitié du second millénaire, car ce niveau archéologique n’a pas pu être fouillé. En revanche, la cité-Etat anatolienne de Kaniš, point d’arrivée des exportations assyriennes, offre les nombreuses archives privées des marchands assyriens.

C’est en 1881 que l’attention des assyriologues est attirée par l’apparition d’une série de documents commerciaux atypiques sur les bazars de Kayseri et IstanbuL Ces textes sont originaires de la région de Kayseri en Cappadoce. Dès la fin du XIXe siècle, ces tablettes dévoilent peu à peu leurs secrets : leur syllabaire est établi, leur langue, vraisemblablement en usage au début du second millénaire, est apparentée à l’assyrien et pourtant leur provenance de la région de Kayseri, en Anatolie centrale, est confirmée. Elles sont issues d’une ville au nom ancien de Kaniš, citée à plusieurs reprises.

En 1924 Benno Landsberger identifie le site de Kültepe (" Colline de cendres "), à 21 kilomètres au nord-ouest de la ville moderne de Kayseri, à l’ancienne cité de Kaniš. Les fouilles archéologiques entreprises par le français H. Chantre en 1893 – 94, puis par l’allemand H. Winckler en 1906 sur le sommet du tell ne livrent aucune tablette inscrite. En revanche, en 1925, grâce à l’indiscrétion d’un chauffeur de taxi, B. Hrozný, savant tchèque célèbre pour ses travaux sur la langue hittite, localise le quartier des marchands assyriens dans la ville basse, et découvre un millier de textes cunéiformes.

Abandonné pendant plus d’une vingtaine d’années, le site de Kültepe est, depuis 1948, l’objet de fouilles archéologiques chaque année, subventionnées par la Société d’Histoire Turque, et dirigées par T. Özgüç et K. Emre. Depuis cette date et jusqu’à ce jour, environ 17 000 tablettes paléo-assyriennes, conservées au musée des Civilisations Anatoliennes d’Ankara, ont été exhumées par les archéologues sur le kârum (quartier des marchands) de l’ancienne Kaniš.

Le site se divise en deux secteurs principaux. Au sommet du tell se trouve la citadelle culminant à 20 mètres au dessus de la plaine. Cette ville haute présente une occupation dès le milieu du IIIe millénaire ; elle fut dévastée par les paysans venus y chercher terre et pierres. Au-dessous d’un palais datant du nouvel empire hittite, les archéologues ont mis au jour un palais d’une soixantaine de pièces bâti sur près de 13 000 mètres carrés. Ils y ont découvert, en 1954, une pointe de lance en bronze portant l’inscription : " Palais d’Anitta, le prince ", et en 1955, environ 50 mètres à l’est du palais, la lettre écrite par le prince de Mâma à Warsamma, prince de Kaniš. Le palais de Warsamma, daté du XVIIIe siècle avant J.-C., a été vidé de ses archives avant l’incendie qui le détruisit lors de guerres entre différents princes de la région. Jusqu’à ce jour, et alors que fouilles et travaux de restauration se poursuivent dans ce secteur, la citadelle n’a livré que 39 tablettes et enveloppes rédigées en paléo-assyrien.

Le kârum ou quartier des marchands assyriens, également fortifié, est, quant à lui, posé sur une terrasse légèrement en retrait au nord-est de la citadelle, et de plus de deux kilomètres de diamètre. Le kârum est postérieur à la ville, et disparut bien avant celle-ci dans un incendie. Deux niveaux d’occupation datant de la fin du IIIe millénaire ont été dégagés avant le niveau II qui représente la principale période d’occupation par les marchands assyriens. Le kârum II débuterait sous le règne du roi d’Assur Erisum I, vers 1910 av. J.-C., pour s’achever sous Naram-Sîn, environ un siècle plus tard.

Le kârum est alors divisé en quartiers séparés par de larges rues et des espaces ouverts. Les maisons s’ouvrent sur les rues par une ou deux portes ; certaines possèdent un étage. Ces bâtisses comportent trois parties essentielles : le bureau, l’habitation et les entrepôts. Les Assyriens demeurent au nord et au centre, tandis que les indigènes sont installés au sud. Les maisons des commerçants assyriens, de même que leur mobilier, sont d’un style purement anatolien. Outre les milliers de tablettes cunéiformes dégagées dans ces maisons, les archéologues ont découvert un matériel riche et diversifié, dont les fameux rhytons zoomorphes. Ce niveau fut détruit par un violent incendie qui eut pour effet de cuire les tablettes cunéiformes, leur assurant un état de conservation excellent.

Ce niveau se distingue du suivant par un changement dans l’architecture des maisons. Le niveau I est divisé en deux couches Ib et la ; cette dernière correspond à une occupation hittite archaïque. Le niveau Ib, contemporain de Samsi-Addu, débuterait vers 1800 pour s’achever vers 1740 avant J.-C. Un art d’influence hittite apparaît. La superficie du kârum s’est rétrécie mais les constructions sont plus denses. Si les découvertes archéologiques pour ce niveau sont aussi riches que celles du niveau précédent, les tablettes, en revanche, se font beaucoup plus rares, environ 300 textes à ce jour. Le kârum Ib, à son tour, a disparu dans un incendie.

On estime aujourd’hui à plus de 21 000 le nombre de tablettes paléo-assyriennes issues de l’ancienne cité de Kaniš. Ce total impressionnant place ce site parmi les plus grands fournisseurs de tablettes cunéiformes de tout le Proche-Orient ancien, et sa production est loin d’être tarie. Ces documents sont majoritairement représentés par des lettres privées issues des échanges épistolaires entre les marchands assyriens installés en Asie Mineure et leurs familles et collègues demeurés à Assur. Les missives contiennent de précieuses indications sur la vie quotidienne de ces commerçants, les affaires en cours, des instructions, des rapports détaillés ou des engagements. Outre les lettres, ces archives privées sont constituées de reconnaissances de dettes, contrats de transport ou dépôts, procès verbaux, notices personnelles comptables et listes diverses. Par ailleurs, de très nombreuses enveloppes, parfois intactes, ont été retrouvées ; elles portent les empreintes des sceaux des différents contractants. Tous ces documents appartenant à quatre ou cinq générations de marchands sont conservés par lots dans des paniers, caisses en argile ou jarres étiquetés contenant vingt à trente unités, entreposés dans des chambres fortes.

Les villes d’Asie Mineure sont alors constituées en principautés indépendantes ; le palais, résidence du prince, représente l’administration locale de la cité-État. Ses ressources proviennent du produit de ses terres et de ces centres métallurgiques ; en revanche, pour le ravitaillement en matières premières, il dépend des caravanes marchandes. C’est un centre économique qui traite avec les marchands assyriens. Ceux-ci ont installé des comptoirs de commerce liés à l’administration locale, kârum ou wabartum, dont le centre du pouvoir administratif est le kârum de Kaniš. On a recensé une trentaine de comptoirs assyriens en Anatolie, dont l’important centre de Burushattum, l’actuel Acem hoyük. Le kârum de Kaniš, également engagé dans des opérations commerciales, est lui-même guidé par l’autorité du bît âlim (Hôtel de Ville) d’Assur.

La richesse des mines de cuivre d’Asie Mineure a favorisé le développement du commerce assyrien, ce cuivre et l’étain importé permettant la fabrication locale de bronze. Ainsi, des caravanes venant d’Assur transportent de l’étain originaire d’au-delà le Zagros, et des étoffes, pour certaines de confection locale, vers l’Anatolie. Au retour, les convois plus petits sont chargés d’or, d’argent et de matières précieuses. Tous ces transports se font par caravanes, sur une distance de plus de 1 000 kilomètres, à dos d’ânes, sur des chemins difficiles à travers la montagne et le désert, le voyage pouvant durer plus de six semaines. L’existence de ces comptoirs commerciaux assyriens repose sur des conventions passées avec les souverains locaux. Ces traités commerciaux imposent aux marchands le règlement des taxes sur les caravanes traversant le territoire, un droit de préemption du palais et l’observation de restrictions sur les produits de luxe, constituant un monopole d’État. Tout marchand violant ces règles pour accroître ses profits risque la prison. En contrepartie, les autorités anatoliennes garantissent aux marchands le droit de résidence et la protection dans les kârum, des droits extra-territoriaux permettant à la colonie une indépendance juridique liée uniquement à Assur et surtout, il leur assure le droit de passage, la protection des routes et garantit les pertes dues aux vols sur les territoires contrôlés.

Ce commerce à longue distance instauré par les Assyriens repose sur des firmes familiales. Le chef de famille, habitant d’Assur, est à la tête de l’entreprise. Par le biais d’associations avec des collègues ou de contrats auprès de bailleurs de fonds, il réunit les capitaux et rassemble la marchandise destinée à l’exportation. Ses parentes confectionnent les étoffes. L’aîné de ses fils gère la branche anatolienne de l’exploitation familiale à Kaniš d’où il réceptionne les produits pour la vente sur place, ou pour la redistribution en Asie Mineure. Les autres membres masculins du groupe familial sont installés en divers points stratégiques de l’Asie Mineure ou, en tant que transporteurs ou fréteurs font la navette entre Assur et Kaniš, ou encore cette dernière et les autres centres anatoliens.