Aerial view of Hattusa (Bogazkoy)

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Sharruma holding King Tudhaliya IV (relief from Yazilikaya)

LA REDECOUVERTE DE LA CIVILISATION HITTITE

par Alain Gaulon et Philippe Clancier, Paris.
I - Les aventuriers du XIXe siècle

Comme souvent en archéologie et cela d'autant plus au XIXe siècle, l'hittitologie prend place dans le destin d'un homme : Charles-Marie Texier (1802-1871). Il était architecte et travaillait sur les monuments antiques de France et d'Italie. En 1832, il écrivit à Guizot, alors ministre de l'instruction publique, pour lui proposer une mission en Asie mineure. Celle-ci avait deux buts : le premier était de recueillir des manuscrits anciens à Istanbul ou dans d'autres lieux, le second, le plus important, était d'identifier l'antique cité romaine de Tavium que mentionnaient Herodote et Strabon.

Sous l'égide de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, la mission partit en 1834. Ses pas le conduisit, dès la première année, en Cappadoce dans un village nommé Boğazköy où on lui montra des ruines cyclopéennes formant un long rempart ainsi que deux portes monumentales dont l'une avait un bas-relief représentant un personnage dans un costume inconnu. Il trouva également les ruines d'un temple qui l'amenèrent à se demander si ce site était effectivement Tavium. Mais une autre découverte, à quelques kilomètres de là, le troubla encore plus. On lui parlait d'un endroit où la roche était gravée. " Rien aux alentours ne peut indiquer l'existence d'un monument de cette importance, et lorsqu'au détour d'un rocher je me trouvais en face de chef-d'oeuvre d'un art barbare mais primitif, je ne pus cacher mon admiration " (Description de l'Asie mineure, 1848). Pour lui, ce site que les recherches futures identifièrent comme Hattuša et Yazılıkaya, était bien Tavium. En 1848, Texier publia trois volumes sur son voyage (La description de l'Asie mineure) s'appuyant sur les dessins et relevés qu'il avait effectué.

Dès 1836, un Anglais, William John Hamilton, se lança dans l'exploration de la Cappadoce. Il visita Boğazköy, confirmant que c'était bien Tavium et découvrant surtout deux autres sites semblables : Alaca höyük et Eflatun Pınar (près de Konya). A partir de ce moment, les missions en Turquie ottomane vont se succéder. Ce sont deux Allemands tout d'abord, Barth et Mordtmann, qui voyagèrent de 1859 à 1861. Ils apportèrent des précisions aux plans de Texier concernant Boğazköy. C'est ensuite le Français Langlois qui explora la région de Tarse et enfin un autre Français, Georges Perrot (1832-1914). Ce dernier dirigea une expédition mandatée par Napoléon III en 1861. Il partit avec un architecte, Edmond Guillaume, et un médecin, Jean Delbet. Le but de cette expédition était de compléter les travaux de Texier. Non seulement il le fit, mais en plus Georges Perrot remit en doute la validité de l'identification du site de Boğazköy avec l'antique Tavium. Pour lui, les ruines concernaient Pteris, ville qui fut prise dans le conflit opposant Crésus (560-546) à Cyrus le roi des Perses (559-529). On doit à cette mission les premières photographies des sites ainsi que de nouveaux plans. Perrot organisa également les premiers sondages à Alaca höyük pour y dégager des bas-reliefs. Il découvrit également le site de Gavur Kalesi (à 60 km d'Ankara) en 1862. On y trouva les vestiges d'une construction monumentale ceinte d'un mur cyclopéen.

En 1872, parut l'Expédition archéologique de la Galatée et de la Bithynie exécutée en 1861, complétée par une Histoire de l'art dans l'Antiquité en 1887, où Perrot dégage les premières relations artistiques entre tous les sites mentionnés. C'est dans les années 1870-1890 que commença l'étude de la langue hittite ce qui allait naturellement encourager les archéologues, notamment allemands qui profitèrent des bonnes relations diplomatiques entre leur pays et l'Empire Ottoman jusqu'en 1918.

L'un deux, Karl Hümann, né en 1839, était ingénieur des chemins de fer et se passionna pour l'Archéologie. De 1867 à 1873, il fut l'organisateur des réseaux ferrés en Asie mineure. En 1882, il effectua les premiers moulages à Yazılıkaya ainsi que les premiers relevés exacts à Boğazköy. A partir de 1884, il effectua plusieurs missions dans le sud de l'Anatolie avec Otto Puchstein ainsi qu'un médecin, anthropologue amateur, Felix Von Luschan. Ils découvrirent le site de Zencirli où ils trouvèrent plusieurs orthostates sculptées.

II - Le début des fouilles archéologiques

C'est en 1888 que Hümann et Von Luschan organisèrent les premières fouilles archéologiques hittites sur le site de Zencirli. On rassembla un impressionnant matériel de fouille et de campement. On découvrit vingt-six nouveaux blocs sculptés ainsi qu'un lion monumental. C'était toute une forteresse hittite du premier millénaire qui apparaissait. Malheureusement, le camp dut être abandonné à cause du paludisme.

Les dernières missions françaises furent celles d'Ernest Chantre en 1893-1894 sous l'égide, encore une fois, du ministère de l'instruction publique. Il organisa des fouilles sporadiques sur les grands sites hittites. On doit à sa femme la découverte des premières archives royales.

Ce sont les Allemands qui continuèrent les fouilles et notamment celles de Boğazköy qui furent confiées à Hugo Winckler (1863-1913) au dépend de l'Anglais John Garstang. Winckler était un assyriologue de renom et il dirigea les fouilles de 1905 à 1913 avec l'aide de Théodore Makridi, d'Otto Puchstein et de bien d'autres. Les découvertes réalisées au cours de la première campagne confirmèrent les impressions de Winckler : Boğazköy était bien la capitale hittite, Hattuša. Toutefois, les fouilles furent sélectives. On se préoccupa plus des données épigraphiques que des niveaux stratigraphiques ou de la céramique. Cela dit, les premiers coups de pioches firent tout de même apparaître la forteresse au sommet de la colline. On découvrit un nombre incroyable de tablettes qui, à partir de 1914, furent partiellement traduite par le Tchèque B. Hrozný. La première guerre mondiale interrompit les fouilles qui furent reprises de 1931 à 1940 par Kurt Bittel. Il critiqua les méthodes de Winckler. On lui doit la découverte de milliers de tablettes (dont 5500 en 1933). Il revint épisodiquement sur le site après la guerre.

En 1925, B. Hrozný organisa les premières fouilles tchèques sur le site de Kültepe, le fameux kârum de Kaneš où furent retrouvées les archives des marchands assyriens. Les recherches sur Kültepe furent reprises en 1948 par Tahsin Özgüç, élève de Bossert à Istanbul et faisant partie de la première génération d'archéologues turcs.

Bossert, né en 1889, fut professeur à l'université d'Istanbul et dirigea les fouilles de Karatepe à partir de 1946. Il fut secondé par son assistante Halet Cimbel. Ils y trouvèrent une importante inscription bilingue qui relança la recherche linguistique.

III - Le déchiffrement du hittite

La découverte des sites hittites permit l'exhumation de plusieurs milliers de tablettes. Celles-ci étaient notées en écriture cunéiforme et pour une grande part encore indéchiffrables au début du siècle. En parallèle à ces écrits sur argile, des inscriptions rupestres rédigées dans une écriture absolument inconnue furent découvertes. Un travail de déchiffrement allait devoir être effectué. Originaux et copies de tous ces textes partirent dans différentes régions du monde pour fournir matière aux philologues chargés d'étudier les langues de cette "nouvelle" civilisation.

Les tablettes découvertes dans la capitale hittite n'étaient pas toutes incomprises. En effet, un bon nombre d'entre elles étaient rédigées en akkadien, langue diplomatique de la seconde moitié du deuxième millénaire avant notre ère. Ces textes ne posèrent donc pas de problèmes majeurs. Mais ils n'étaient pas seuls : à côté d'eux se trouvaient des tablettes rédigées également en écriture cunéiforme mais pratiquement totalement incompréhensibles. Seuls quelques mots avaient un sens pour les chercheurs du début du siècle et ce parce qu'ils étaient en langue sumérienne ou akkadienne.

A la mort de Winckler en 1913, la Société Orientale Allemande confia l'étude de ces tablettes à un groupe de jeunes assyriologues. Ils devaient les classer et les transcrire. Le Tchèque Bedřich Hrozný étaient de ceux-là et il entra très vite en compétition avec l'un de ses collègues, l'Allemand Ernst F. Weidner. Né en 1879, Hrozný avait déjà une grande expérience derrière lui. Dès l'âge de vingt-quatre ans il avait participé à des fouilles en Syrie et publié plusieurs travaux relatifs aux textes cunéiformes. Dès 1905, il fut nommé professeur à l'Université de Vienne. B. Hrozný n'avait au départ aucune idée de la langue qu'il allait déchiffrer. En fait, il ne savait même pas à quel groupe linguistique la rattacher. Ses collègues et prédécesseurs avaient orienté leurs recherches en direction de la sphère traditionnelle des écritures cunéiformes, à savoir essentiellement sémitique. Ils tentaient donc de faire des parallèles avec l'assyro-babylonien. B. Hrozný, pour sa part, entreprit une approche du problème sans idées préconçues.

Les tablettes que le savant tchèque avait sous les yeux n'étaient pas totalement abscons puisqu'il pouvait y lire certains termes sumériens ou akkadiens. Cela lui permit, dans une certaine mesure, de structurer les phrases en isolant certains substantifs. Rapidement, il découvrit qu'il était en présence d'un système à déclinaison : le retour fréquent des mêmes terminaisons ne semblait laisser aucun doute. Cela le conduisit donc à isoler les premières racines hittites. Mais il put également apporter une conclusion plus profonde à ces travaux : en fonction de la flexion des mots, il comprit que cette langue devait se rattacher au groupe indo-européen. De fait, le pas le plus important avait été accompli. B. Hrozný était donc le premier chercheur à imposer de façon crédible une nouvelle théorie. Ce fut un véritable bouleversement dans la recherche orientale car nul n'aurait pu imaginer une seconde, avant Hrozný, avancer l'idée qu'un peuple indo-européen avait fondé, au deuxième millénaire, un empire en Anatolie.

B. Hrozný, après ces longues études préliminaires qui permirent de définir l'orientation de ses recherches, en arriva à ces premières traductions. Une fois sur la piste indo-européenne, il put établir des rapprochements avec les langues connues appartenant à cette même famille. Toutes ses recherches aboutirent à une phrase-clé :

nu NINDA-an e-ez-za-at-te-ni wa-tar-ma e-ku-ut-te-ni
qu'il traduisit par "Alors vous mangerez du pain et ensuite vous boirez de l'eau". Au départ, un seul mot était connu, NINDA, qui signifie "pain" en sumérien. Hrozný partit d'une idée très simple : dans une phrase où il était question de pain, il y avait beaucoup de chances qu'il soit aussi question de "manger". Il entreprit donc de rechercher des parallèles indo-européens aux termes présents dans sa phrase en espérant qu'il s'agissait bien d'une langue de ce type. Il n'était pas tellement évident de faire des rapprochements avec les mots eder et to eat respectivement en latin et en anglais. Cependant, Hrozný eut une révélation lorsqu'il utilisa le verbe ezzan, qui en vieil allemand à le même sens. Il compara aussitôt ce verbe à ezzateni, présent dans la phrase hittite. Puis, toujours par association d'idées, il lui fallut trouver ce qui pouvait être en relation avec NINDA ("pain") et le verbe manger. Pourquoi pas une boisson ? En fait, la piste suivie par le savant tchèque n'était pas aussi aléatoire qu'il y paraît. En effet, les langues déjà connues de l'Orient ancien associaient déjà ces deux notions très simples, en particulier dans la prestation des serments, et il est probable que Hrozný, en assyriologue chevronné, n'ait pas laissé échapper un tel parallèle. Ses tentatives furent couronnées de succès puisqu'il put traduire le terme hittite watar par "eau". Dès lors, B. Hrozný pouvait se vanter d'avoir déchiffré la plus ancienne langue indo-européenne écrite.

Le 24 novembre 1915, Hrozný fit une conférence sur le déchiffrement du hittite devant la Société Orientale Allemande, et en 1917 parut l'ouvrage fondamental intitulé La langue des Hittites, sa structure et son appartenance au groupe des langues indo-européennes. En 1920, l'Allemand Ferdinand Sommer publia de sévères critiques vis-à-vis des conclusions de Hrozný, sans pourtant que cela diminue la portée du travail de ce dernier, le travail de Sommer étant en effet truffés d'inexactitudes, celui-ci n'étant pas lui-même un spécialiste des langues indo-européennes. En 1929, le Français Louis Delaporte, professeur à l'Institut Catholique de Paris, apporta des compléments et révisions à la grammaire hittite. De même, Johannes Friedrich et Albrecht Goetze complétèrent les travaux de Sommer. En 1946, Friedrich fit paraître, sous sa forme achevée, un Manuel hittite. Enfin, entre 1952 et 1954, il publia le Dictionnaire de la langue hittite.

Ainsi, tout était en place pour favoriser l'étude des tablettes de Hattuša et de l'empire hittite. Pourtant, toutes les langues parlées ou écrites dans l'Empire ne se résument pas à cette seule langue hittite.


BIBLIOGRAPHIE

Travaux de synthèse sur la civilisation hittite

  • ALKIM U.B (1969), Anatolia I, London.
  • BITTEL K. (1976), Die Hethiter, München.
  • BRYCE T. (1998), The kingdom of the Hittites, New York.
  • CERAM C.W. (1956), Narrow pass, black mountain, New York.
  • MACQUEEN J.G. (1986), The Hittites and their contemporaries in Asia Minor, 2e ed., London.